Aujourd’hui, nous célébrons les 45 ans de cette grande conquête sociale venue compléter l’accès à la contraception, permettant ainsi aux femmes d’avoir recours aux moyens légaux pour maîtriser leur fécondité, condition indispensable de leur autonomie. Le droit des femmes à vivre leur sexualité sans procréer, à être enceinte ou pas, à poursuivre ou non une grossesse, à avoir un enfant, est la condition première de leur égalité avec les hommes.
Le 2 décembre 2020, le troisième Président de la Ve République Valéry Giscard d’Estaing s’éteignait après une vie entière consacrée au service des Français. Dès son arrivée au pouvoir le 27 mai 1974, un de ses objectifs se porte sur la dépénalisation de l’avortement. Il règne un contexte de tensions entre les opposants à ce projet de loi, dont notamment l’extrême droite, l’Église mais aussi certains médecins, et les partisans d’une conquête de liberté pour les femmes. Le 26 novembre 1974, au Parlement, Simone Veil, alors ministre de la Santé dans le gouvernement Jacques Chirac, défend devant une assemblée composée à 98% d’hommes, la loi dépénalisant le recours à l’irruption volontaire de grossesse (IVG). Elle soutient qu’« aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. […] C’est toujours un drame [et] doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue ». La loi Veil est promulguée le 17 janvier 1975, faisant de Simone Veil la figure immortelle des droits des femmes.
L’auteure française Valentine Goby publie en 2008 son révoltant roman Qui touche à mon corps je le tue. Les chemins de vie de trois personnages s’entremêlent autour d’un même point commun : l’avortement pendant la seconde guerre mondiale. A une époque où les femmes ne sont que reproductrices de futurs soldats, Lucie L. avorte de son enfant, Marie G. fait avorter illégalement des femmes et le bourreau Henri D. fait tomber la lame lourde de la guillotine sur le cou des avorteuses. A travers l’enfance, la vie adulte et le destin de ses trois personnages, la société de l’époque se dessine. La brutalité de ce roman témoigne de l’engagement de l’auteure à ce problème sociétal et fait prendre conscience d’une cause n’ayant, à l’heure actuelle, pas encore de solution partout dans le monde.
Rencontre avec Valentine Goby, auteure de Qui touche à mon corps je le tue.
Pourquoi avoir choisi d’écrire sur la question de l’avortement ?
La question du corps féminin […] m’interroge beaucoup. […] Au fond c’est peut-être ça la vraie question du livre Qui touche à mon corps je le tue : à qui appartient le corps en général et en particulier celui des femmes ? Est-ce que c’est la société qui doit décider ? Est-ce que c’est la religion ? Est-ce que c’est l’État et la justice ? Ou est-ce que c’est l’individu ? Il semblerait bien que l’individu soit sacrifié à tous les autres.
Je raconte l’histoire [L’Echappée] de ce personnage de fiction qui vit dans sa chair ce que beaucoup de femmes ont vécu. Et à cette occasion-là, je lisais beaucoup les journaux de l’époque et je suis tombée sur un journal de 1943 avec un entrefilet, du type un peu fait divers, qui disait que le 31 juillet 43, Marie-Louise Giraud, avorteuse, avait été décapitée à la prison de la Petite Roquette. […] Dans le cas de Qui touche à mon corps je le tue, ce n’est pas un châtiment populaire mais ça reste un châtiment collectif puisqu’il s’agit de la Justice, de l’Etat et de la Loi. Et tombant sur cet article, j’avais été très frappée par ce face à face entre la peine de mort et l’avortement. Ça m’avait semblé d’une violence totale. Il y avait vraiment un sentiment d’urgence pour moi d’écrire et d’investir ces personnages. J’ai ainsi créé le personnage de Lucie (en plus du bourreau et de Marie G déjà existant) qui pourrait être n’importe quelle jeune femme de l’époque mais qui me donne la liberté, à moi aussi, d’explorer mes propres raisonnements, mes propres sentiments, mes propres sensations.
Pourquoi avoir choisi une manière d’écrire si fiévreuse et crue, à la limite du supportable, comme sans espoir, mettant parfois mal à l’aise, faisant ressentir un grand moment de solitude ?
Pour toutes ces raisons [rires] : pour déranger, pour que ce soit à la limite du supportable. En fait, moi je crois que la littérature doit devenir une expérience. […] J’aime emmener des lecteurs dans des univers et dans des moments de vie qui leur seront inaccessibles autrement. […] C’est une expérience du corps qui est au centre, alors je dois écrire depuis le corps. Le but ce n’est pas de faire joli, c’est de faire réfléchir à ce que c’est qu’un avortement clandestin et pour cela il faut raccrocher de l’expérience. Il ne s’agit pas d’horrifier outre mesure, ni de tirer des larmes. Il s’agit juste de rapporter des faits : ce que c’est qu’un avortement avant la loi Veil. Et si ça fait mal, ma foi tant mieux : oui c’est vrai que ça fait mal. C’est parce que ça fait mal que c’est terrible et c’est parce que l’on peut avoir des hauts le cœur et une terreur de cette expérience qu’on peut faire quelque chose après. […] De toute façon, dès le début le titre donne la couleur. Je n’écris pas pour le confort, je ne suis pas sur le divertissement.
Il y a une omniprésence du corps tout au long du livre et pour chacun des personnages. Que représente pour vous le corps ?
[…] Le corps ça peut être un emprisonnement complet, un emmurement, d’abord parce qu’on ne le choisit pas au départ. Mais la question est particulièrement violente et quand il s’agit des femmes, puisque les femmes subissent dans leur corps des phénomènes qui sont à la fois incroyables et dont elles sont tout à fait impuissantes même si elles ne profitent pas de l’aspect positif de la chose. […] Le corps féminin est vraiment traversé par cette double question de l’assujettissement et la libération. Après, il y a ce qu’on fait de son corps et aussi la façon dont la société évidement accentue ou non la sensation qu’on a de l’emprisonnement, soit au contraire de la liberté.
Pour vous, le thème est toujours important, d’actualité ?
Bien-sûr. […] Je suis un peu étonnée parce que je suis de la génération des femmes qui ont tenu le droit à l’avortement. J’ai hérité de leur volonté de combattre une société patriarcale. […] Je vais beaucoup dans les classes parler de ces sujets parce que je suis invitée grâce aux livres notamment et je constate qu’y a un petit retour de conservatisme assez [elle réfléchit quelque instant] inquiétant. […] Il y a une méfiance générale envers les outils qui nous semblaient libérateurs et extraordinaires par exemple la pilule. […] Je vois beaucoup de jeunes filles qui ne veulent par exemple pas prendre la pilule et qui s’exposent quand même à des risques extrêmement élevés de grossesse. L’avortement n’est pas une contraception. Comme je travaille beaucoup avec les lycées et les assistances sociales, je me rends compte que le taux d’avortement est quand même très élevé. L’avortement c’est toujours pénible. […] Bon après, peut-être qu’il faudrait aussi un peu plus mettre en responsabilité les hommes, comme ça tout ne reposerait pas sur les jeunes filles et les femmes. Je pense qu’il y a trente ans, on n’aurait jamais évoqué la question, même sur la place publique. Donc ça c’est formidable et vraiment intéressant mais comme quoi il faut continuer à se battre, pour que ces libertés ne disparaissent pas.
Les réseaux sociaux nous semblent, pourtant, à nous, nouvelle génération, un moyen d’expression et de partage d’informations, de débats sur des sujets polémiques tels que l’avortement. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Moi, je n’ai rien contre les réseaux sociaux mais ceux qui partagent ce genre d’informations, vous y allez parce que vous êtes déjà mobilisés, ça vous questionne déjà. Par contre, tout ceux qui sont dans la méfiance, la réticence ou simplement qui n’ont pas cette ouverture là parce que chez eux il n’y a peut-être moins de discussions sur ce sujet ou que les parents ont des idées un peu plus arrêtées. Ils n’ont pas forcément accès à cette autre parole. A part à l’école, ça j’y crois beaucoup, le milieu scolaire, où est-ce que vous allez trouver de la contradiction ? Voilà, c’est pour ça que je crois que le lycée est un enjeu colossal sur ces questions-là. […] L’information de débat c’est essentiel.
A chaque époque son problème ?
En fait, je crois qu’il y avait tous les problèmes et qu’on a commencé par certains. […] On a commencé par libérer le corps. Que les femmes puissent : 1. Avorter, 2. Prendre une contraception, 3. Travailler et ouvrir un compte en banque, 4. Divorcer. Giscard D’Estaing est mort il n’y a pas longtemps, il ne faut pas oublier que sans lui, la loi Veil n’aurait pas existé. […] Aujourd’hui, je suis très ennuyée par la place des femmes dans le monde du travail, y a beaucoup à faire avec les inégalités salariales, la place des femmes dans la hiérarchie, les places de pouvoir. […] Disons que la tâche n’est pas finie. Il vous incombe encore beaucoup à faire. Là, ce qu’il s’est passé avec Metoo, la prise de conscience des violences et du harcèlement en grande majorité contre les femmes : c’est un mouvement inouï, complétement inédit. Donc faut absolument continuer : c’est le début de quelque chose.
Au-delà de la démocratie française fidèle aux principes de droit et de liberté, il existe encore de nombreuses inégalités jusqu’à des actes barbares envers les femmes dans certains pays ; le monde d’aujourd’hui fait-il peur, aux femmes, aux jeunes filles qui plus tard devront se battre pour leurs droits mais aussi aux hommes qui vont devoir les soutenir et les défendre ?
Je ne suis pas sûre qu’il fasse plus peur qu’avant, ça devait être encore pire pour ce qui relève des femmes. Si, il fait peut-être plus peur aux hommes maintenant. [Rires] Il y a pleins d’hommes formidables qui réfléchissent à ces questions maintenant et qui sont des alliés indispensables pour que l’égalité existe vraiment. Et il y en a qui doivent un peu trembler sur leurs pattes parce qu’évidemment les femmes ne se laissent pas faire : on ne peut plus mettre de mains aux fesses impunément à n’importe qui. [Rires]
Mathilde Haÿ T4