Rencontre entre Zad Moultaka et Roland Hayrabédian

Lundi 31 mars avait lieu une rencontre passionnante avec Zad Moultaka (à gauche sur la photo), compositeur et artiste plasticien franco-libanais de renommée internationale et Roland Hayrabédian, à la tête de l’Ensemble Musicatreize – Centre National d’Art Vocal, reconnu pour son engagement dans la création contemporaine et la mise en valeur du répertoire vocal sous toutes ses formes.
Organisée par le Festival de Musique de Toulon, cette rencontre précède le concert Khenkhenou, un oratorio participatif conçu par Zad Moultaka… Une véritable fresque musicale à ne pas rater le vendredi 25 avril à 20h au lycée Dumont d’Urville !
Figure majeure de la création contemporaine, Zad Moultaka transcende les frontières entre tradition musicale orientale et modernité occidentale, créant des œuvres puissantes et immersives. À la fois musicien, peintre et créateur d’installations, il explore avec audace les sons et les images. Plus d’infos 

Mariam Khalil, élève de TG01, nous fait partager ce moment rare grâce à son compte-rendu.

Le compositeur libanais Zad Moultaka et Roland Hayrabédian ont échangé sur leur processus créatif, l’importance du langage, la mémoire et l’enracinement dans leur art. Leur discussion a mis en lumière la relation entre musique, écriture et expérience personnelle.

L’importance de la parole et de l’écrit

Zad Moultaka insiste sur la force de la parole : selon lui, l’écrit ne peut pas tout dire. La transmission orale est un élément essentiel, particulièrement dans la culture libanaise où l’écrit a une dimension presque sacrée. Roland Hayrabédian partage cette idée en expliquant que le texte est une base, mais qu’il y a toujours une part d’indicible derrière les mots.

En musique, beaucoup se joue dans la partition, au point que l’échange verbal devient presque superflu entre les musiciens. C’est un langage universel qui transcende la parole.

La technologie et la création musicale

Lors de sa résidence à l’lRCAM, Zad Moultaka a exploré l’usage du numérique dans la composition. Il se pose toujours la question de la nécessité :  » Pourquoi utiliser un outil ? Quel est son sens ?  » Pour lui, la technologie ne doit jamais remplacer la pensée, qui est intemporelle. Il insiste sur l’idée que, quelle que soit la contrainte, il faut toujours retrouver le sens de l’œuvre.

L’œuvre Khenkhenou

Une de ses œuvres marquantes, Khenkhenou, est née d’une découverte au Louvre. Il y est tombé sur le Livre des morts égyptien et ses rituels funéraires. Fasciné par la précision du langage utilisé par les prêtres pour l’embaumement, il a cherché à réinterpréter ce langage. II a alors inventé une Iangue, prenant un texte en français qu’il a inversé phonétiquement.

Mais selon Roland Hayrabédian, une œuvre musicale ne peut pas être simplement une succession de sons : elle doit toujours être chargée de sens. Zad Moultaka rejoint cette idée en expliquant que dans cette œuvre, il a structuré le chant en fonction du texte : le poème comportait neuf syllabes, il a donc composé pour neuf voix féminines.

L’impact de la guerre et de l’exil

Zad Moultaka évoque son enfance à Beyrouth pendant la guerre civile. Son quotidien était rythmé par les bombardements, une expérience à la fois terrifiante et fascinante, visuellement et auditivement. Enfant, il ramassait des éclats d’obus et tentait de les assembler comme un puzzle. Certains portaient des inscriptions en russe, des obus envoyés par l’URSS à ses ennemis. Il ne comprenait pas ces lettres, mais il tentait de reconstituer ces fragments, une démarche qui a profondément marqué son approche artistique.

Cette fragmentation se retrouve dans ses œuvres, où il travaille sur des “textes à trous”, laissant volontairement des manques. Il explique que la création lui a permis de reprendre le contrôle sur ce chaos, d’en faire quelque chose de positif.

Cette vision résonne particulièrement avec l’histoire de l’exil, une réalité que beaucoup de Libanais ont vécue, notamment mon père, qui a quitté le Liban à 16 ans à cause de la guerre civile. De la Sierra Leone aux États-Unis, puis à la France, son parcours a été guidé par une quête de stabilité et d’appartenance, un besoin de se rapprocher d’un pays qui rappelle le Liban, par son climat, sa culture et sa Iangue.

L’expérience de Zad Moultaka et celle de nombreux Libanais montrent comment la mémoire et l’exil façonnent une identité artistique et personnelle.

L’artiste comme chamane : quête de profondeur

Zad Moultaka se considère comme son propre premier auditeur : s’il ne ressent pas d’émotion en créant, il doute que le public puisse en ressentir. Son objectif est d’atteindre une profondeur authentique, ce qui demande un travail difficile. Il fait un parallèle avec les chamanes, qui quittent leur communauté pour affronter des épreuves et reviennent partager une vérité essentielle.

Cette quête mystique est renforcée par son admiration pour Mansur al-HaIlaj, un poète soufi du IXe siècle. Al-Hallaj prônait une fusion totale avec le divin et a été exécuté pour avoir proclamé “Ana al-Haqq” (Je suis la Vérité, une déclaration mystique assimilée au blasphème). Moultaka est fasciné par cette idée d’une perception au-delà du visible, une recherche qui traverse son travail musical. Il mentionne aussi Christian Womann, dont l’hypersensibilité au monde l’inspire. Il cherche à atteindre cet état de réceptivité absolue, espérant transmettre cette intensité émotionnelle au public.

La musique et l’enracinement

Roland insiste sur le fait que certaines musiques peuvent déranger ou rebuter, mais qu’elles possèdent une authenticité profonde quand elles sont enracinées dans une culture. Il ressent cette sincérité dans le travail de Zad Moultaka, qui, bien que tourné vers l’expérimentation, n’a jamais oublié ses racines libanaises.

“Cela me touche si les gens sont touchés. Toutes les émotions sont acceptées.”

Engagement et perception de la musique

Pour Zad Moultaka, son engagement se traduit par une lutte pour plus d’humanité et de sagesse, toujours avec une approche positive. Roland Hayrabédian, lui, a longtemps été troublé par le fait que certaines personnes n’aiment pas sa musique. Avec le temps, il a compris qu’il fallait laisser chacun ressentir à sa manière.

Ils s’accordent cependant sur une chose : la musique est toujours contemporaine. Elle dialogue avec son époque, même quand elle semble venir d’un temps lointain.

Structure et improvisation

Enfin, Zad Moultaka explique qu’il évite l’improvisation, un domaine qui ne l’intéresse pas particulièrement. Pour lui, chaque élément musical doit être pensé et structuré. Il reconnaît toutefois que la musique ne peut jamais être figée, et qu’elle Iaisse toujours une part d’inachevé.

Conclusion

Cet échange entre Zad Moultaka et Roland Hayrabédian a mis en lumière la relation entre mémoire, langage et musique. La création n’est jamais un simple assemblage de sons : elle porte en elle une histoire, une émotion, un enracinement.

À travers son œuvre, Zad Moultaka cherche à reconstruire du sens à partir du chaos, comme il l’a fait enfant en recollant des éclats d’obus. C’est une démarche qui résonne profondément avec l’expérience des Libanais marqués par la guerre et l’exil, une mémoire qui continue de façonner leur identité et leur art.

Compte-rendu rédigé par Mariam Khalil