Impossibles adieux est le septième ouvrage de la romancière sud-coréenne Han Kang, récompensée l’an passé par le prestigieux Prix Nobel de littérature pour sa prose poétique saisissante. Dans ce roman d’une beauté déroutante, la romancière nous invite à découvrir le sombre passé de son pays natal qui fut profondément marqué par la guerre et les massacres, tout particulièrement sur de l’île de Jeju, bastion communiste qui fut le théâtre de violentes répressions au cours des hivers 1948 et 1949. Le récit principal s’articule autour du personnage de Gyeongha, jeune écrivaine habitant Séoul. D’une santé fragile, Gyeongha souffre d’épisodes psychotiques durant lesquels la fièvre la transporte à travers des paysages enneigés, derniers témoins d’une tragédie oubliée.
« Portée par la chaleur qui progresse comme une onde dans mon corps, j’oscille entre pensée et songe […] Dès que ma conscience se délite, un rêve se précipite sur moi. »
Au début du récit, Gyeongha est contactée par son amie photographe Inseon qui lui demande de la rejoindre de toute urgence à l’hôpital de Séoul. Gravement blessée à la main, Inseon implore son amie de se rendre chez elle à Jeju, afin de s’occuper de son oiseau blanc Ama, resté seul depuis maintenant trois jours. Cette demande impromptue va marquer le début d’un long périple marqué par le sublime et la violence des paysages qui semblent faire écho à la tragédie passée. Mais dès son arrivée sur l’île, Gyeongha est prise dans une violente tempête de neige dont la beauté et la violence vont rythmer l’ensemble du récit.
« La neige qui avait pénétré dans mes baskets était glaciale, mais la sensation en la foulant était incroyablement douce, de sorte qu’à chaque pas je ne savais si je ressentais de la douleur ou du plaisir ».
Cette tempête de neige semble refléter le chaos intérieur des songes de la narratrice et se présente comme la plainte des défunts des exactions perpétrées sur l’île.
Au-delà de sa dimension poétique, la particularité de ce roman réside dans sa composition fragmentée. Le récit ne suit pas un seul flux narratif continu, mais se compose d’une succession de songes, de rêves éveillés, mêlant fiction onirique, visions hallucinatoires et fantômes d’un passé oublié. Cette composition elliptique, alliée à la souffrance qui est omniprésente tout au long du récit, peut troubler le lecteur, qui se trouve, à l’instar de la protagoniste, perdu à mi-chemin entre le rêve et la réalité.
« J’ai l’impression d’avoir ouvert, dans un rêve, la porte d’un autre rêve. […] Le rêve, c’est terrible, dis-je en baissant la voix. Non, c’est plutôt quelque chose de honteux. Parce qu’il révèle beaucoup sans que nous le voulions. »
Par le biais d’archives et de lettres amassées à Jeju par la mère d’Inseon, la narratrice nous fait entrer dans les souvenirs des victimes du massacre, dont la famille de son amie semble garder de lourds traumatismes. À travers le personnage de Gyeongha, Han Kang se fait la porte-parole de la mémoire des victimes des exactions perpétrées en Corée au nom de la lutte contre le communisme.
Divisée en trois parties distinctes, chacune reprenant un thème central du récit, la prose poétique de Han Kang se porte tour à tour vers l’oiseau, la nuit, la flamme. Qualifié de « puissant réquisitoire contre l’oubli » par la critique, Impossibles adieux est également une ode à l’amitié et un hommage poétique aux victimes du massacre qui fit près de 30.000 morts à Jeju. Ce roman témoigne de la finesse et de la puissance de la plume de Han Kang, qui parvient à immortaliser et à sublimer jusqu’à l’ineffable.
Siméon Ducombs – lire aussi l’article sur le Prix Nobel de Littérature 2024
