Dans la tête d’une prof

Parmi les performeurs du festival A Voix Haute, il y avait un visage que vous avez peut-être déjà croisé au détour d’un couloir ou devant un tableau blanc : celui de madame Pascale Pous qui enseigne la philosophie au lycée. Depuis la première édition du festival en 2021, elle profite de l’occasion pour transmettre des textes qui la touchent. Cette année, elle a choisi de partager les mots d’Albert Thierry, un jeune enseignant du début du XX°siècle qui a publié en 1909 L’homme en proie aux enfants, un recueil dans lequel il fait part de ses observations et réflexions. Nous avons interrogé Madame Pous entre deux représentations.

S : Pourquoi avoir choisi ce texte en particulier ? Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?

Mme Pous : Chaque année, je choisis un texte que je viens de découvrir, qui m’a touchée. Cette année, c’était en préparant un cours sur “Éducation, Émancipation et Transmission”. J’ai trouvé ce pédagogue qui m’a questionnée, parce qu’il y avait des échos avec ma propre expérience. Je me suis dit : « Tiens, parfait, ça parle de moi.” Sitôt lu, sitôt transmis.

S : Et ça fait cinq ans que vous transmettez des textes comme ça ?

Mme Pous : Voilà, chaque année je fais une découverte. Une année, c’était le Lambeau 2, le témoignage d’un rescapé de Charlie Hebdo qui parlait de son séjour à l’hôpital, de sa reconstruction, et j’ai voulu le livrer aux élèves. Chaque année, l’idée de A Voix Haute, c’est de partager quelque chose qui soit authentique, intime, la lecture du moment. La lecture c’est effectivement quelque chose qu’on fait seul, parfois au fond de son lit, et puis pouvoir la ramener devant un public, c’est intéressant.

S : Dans les passages que vous avez lus aujourd’hui, y en a t-il qui vous aient plus marquée que d’autres ?

Mme Pous : J’ai beaucoup aimé le texte sur la pudeur du professeur. Le professeur peut paraître froid, il est là pour garder certaines informations personnelles mais en même temps il aimerait bien obtenir la solidarité de la classe quand il y a un coup dur. Il y a le texte sur la mort qui passe, sur ce garçon qui a perdu sa sœur. Le professeur le sait, la classe ne le sait pas et le prof se questionne après coup : « J’aurais peut-être pu les avertir. Mais en même temps, quel est mon rôle ? » Voilà, cette question de la pudeur et de la solidarité m’a beaucoup plu, parce que je l’ai expérimentée dans l’année.

S : C’est vrai qu’une lecture peut, d’une certaine manière, faire écho à notre propre expérience.

Mme Pous : Oui, oui, tout à fait ! L’idée de A Voix Haute c’est vraiment d’échanger et partager des lectures. Au fond, on livre toujours quelque chose d’un peu intime. Ce qui m’a plu, c’est de pouvoir livrer aux élèves le questionnement d’un prof par rapport à ce qu’il fait. Et ça c’est quelque chose dont les élèves n’ont pas toujours conscience, ils nous voient comme des personnes de domination, de pouvoir alors qu’en fait, on se pose 1001 questions.

S : En quelque sorte, c’est que la salle de classe et le couloir sont comme deux lieux distincts, où d’un côté vous êtes professeure, et de l’autre vous redevenez « vous-même » et vous regardez avec du recul ce que vous avez fait.

Mme Pous : Oui, tout à fait. Au fond, dans la salle de cours, on est dans une sorte de démonstration, c’est-à-dire qu’il faut faire ce qu’on doit faire avec le plus d’efficacité possible. Il y a une prise de risque énorme lorsqu’on fait cours, on est exposés, on se défend. Et lorsqu’on sort de la classe, c’est comme si l’on baissait sa garde et si on refaisait le film : « Tiens, comment j’ai réagi ? J’aurais pu dire ça, j’aurais pu faire ça. ». C’est une analyse de nos propres réactions. Faire cours, c’est aussi être face à des passions, des émotions, qu’on doit contrôler. Et en même temps, on doit être dans l’affirmation de soi.

L : Est-ce que la lecture de ce livre a changé quelque chose dans votre manière d’enseigner ?

Mme Pous : Ça m’a plutôt rassurée. C’est un livre qui fait du bien parce qu’on se dit « Tiens : mon questionnement est le même que le sien, c’est donc que c’est normal d’avoir ces doutes ». C’est normal de se sentir parfois malmenés par un système scolaire qui n’est pas parfait. L’idéal n’existe pas. Nous, les profs, on fait tout pour que ça se passe au mieux, dans le sens où on digère un système, des programmes, on essaie de les faire passer au mieux. Ça m’a plu de trouver un écho chez Albert Thierry et de voir que toutes les questions qu’on peut avoir sont finalement permanentes.

S : Je trouve ça intéressant de vous entendre lire ces textes, un an après vous avoir eue comme professeure.

Mme Pous : *rires* Oui, parce que c’est vrai que le professeur a comme un masque. Bon, on en arrive à baisser la garde au fil de la confiance que l’on développe avec une classe, mais d’abord, on doit assurer une forme d’autorité. Cette autorité va passer par des dispositifs, par la discipline, par une distance avec les élèves : on n’est pas le « copain » des élèves. Mais après c’est bien, il y a des liens qui se tissent et des questions qui apparaissent. Par exemple, la réflexion [d’Albert Thierry] sur la justice, pour moi qui suis prof de philo, c’est super intéressant ! Au fond, dans plein de petites situations, on a la question de l’équité, de l’égalité, de la légitimité, de la conformité au droit : qui parle ? qui a le droit de parler ? etc… Toute la question de la justice est là, dans ces petites situations quotidiennes qui posent la difficulté d’être juste. Le prof est attendu là-dessus, c’est-à-dire qu’au fond, les élèves apprécient la justesse et la justice du professeur. C’est quelque chose de difficile et c’est pour ça qu’il faut avoir cette distance, cette raison gardée, cette neutralité, cette objectivité. Et puis, on voit plein de choses : on voit bien toutes les individualités qui se dessinent, toutes les personnalités et ça, on va les exploiter, on va essayer de donner à chacun. On fait du sur-mesure et en même temps on fait un cours pour tout le monde. Des fois, il m’arrive de faire des cours qui s’adressent plus particulièrement à certains élèves. Mais je ne le dis pas forcément.

L : C’est sympa d’avoir les pensées d’un professeur !

S : Oui c’est sûr parce que quand on est élèves, on ne se pose pas forcément la question de ce que ressentent les professeurs. Là, on s’en rend compte.

L : On peut voir que vous êtes une personne comme tout le monde, un individu avec sa propre expérience et son propre ressenti sur le monde.

Mme Pous : Oui, et c’est là toute la réflexion sur l’humanité. Au fond le prof c’est celui qui va certes se jeter dans l’arène mais c’est aussi quelqu’un qui caresse le rêve de transformer, de partager, d’apporter des valeurs. On est profondément humanistes, sinon on ne ferait pas ce métier. Mais pourtant on est parfois face à quelque chose qui est, quelque part, déshumanisé. Parce que bon, mettre 36 élèves dans une classe à l’heure de la digestion, c’est inhumain *rires*. On n’est pas dans les conditions optimales pour partager. La classe c’est une masse, qui est alourdie, où les uns se moquent des autres. On voit bien que tout peut être très très lourd en raison des structures du groupe.

S : Et ça fait écho à l’opération de débrayage qui a eu lieu en début d’année, au sujet du nombre d’élèves par classe. Est-ce que vous y étiez ?

Mme Pous : Oui j’y étais. On a des injonctions très différentes, parce qu’à la fois, il y a 36 élèves par classe et en même temps on se doit d’être attentif à celui qui a tel ou tel problème. Donc voilà, comment on fait pour arriver à gérer à la fois la masse et chaque individu ? C’est une vraie difficulté qui se pose, d’où la destruction des personnalités. « Qu’est-ce que je fais, est-ce que je participe ? » Je pense qu’ils se disent ça les premiers jours de cours, les élèves.

Il y a aussi la peur du jeune prof d’être débordé par une classe. Mais la discipline, on l’acquiert quand on vieillit, donc c’est facile… Et puis, il y a aussi le vieux professeur qui a, on va dire, de la route et qui a peut-être une réputation dans le lycée. On sait très bien que vous-mêmes, les élèves, vous y contribuez. Et que quand vous arrivez, par ouï-dire, vous savez déjà plus ou moins qui est qui. Au fond, une fois installé dans un lycée, c’est moins difficile.

Moi, ce que j’adore, c’est me mettre en difficulté, j’adore tester les publics en tous genres. Cette année je suis allée comme ça, ponctuellement, voir des classes de seconde pour leur apprendre ce que pouvait constituer la philosophie, quelle était cette matière étrangère. Et donc, rentrer comme ça dans une classe de seconde, en étant vu comme un prof remplaçant, par une classe qui ne vous connaît ni d’Eve ni d’Adam c’est toujours un pari : il faut faire vite, bien, en une heure. Et en même temps c’est grisant parce qu’on est dans la parole. On a une force énorme de séduction. Mais il ne faut pas se louper !

Nous remercions tout spécialement Mme Pous pour le temps qu’elle nous a accordé !

 

Propos recueillis par Salomé RACAPE et Laura DOMUREAU

1 : Un thème abordé en spécialité Humanités, Littérature, Philosophie en Terminale.
2 : Le Lambeau, Philippe Lançon, 2018, éditions Gallimard (Prix Renaudot et Prix Femina en 2018)

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