Une Vème République essoufflée ?

La crise politique que la France a connue durant l’été 2024 est révélatrice des limites fonctionnelles de la Vème République. Certains considèrent même que sa Constitution pourrait menacer la démocratie. Rappelons tout d’abord que la Constitution établissant la Vème République a été promulguée le 4 octobre 1958. Rédigée sous l’influence principalement de Charles de Gaulle, qui en est devenu le premier président, et de Michel Debré, qui fut son premier ministre de la Justice, elle a été imaginée contre l’instabilité politique de la IVème République.

Une situation inédite

Pour comprendre ce dont il est question, il est nécessaire de faire un rappel des faits depuis le 9 juin. Le soir du 9 juin, les résultats des élections européennes sont publiés. La liste présidentielle est largement désavouée. Elle arrive en deuxième position, avec 14,6 % des suffrages exprimés, loin derrière la liste du Rassemblement National (31,37 % des suffrages exprimés) et juste devant la liste Parti Socialiste – Place Publique (13,83%). Emmanuel Macron réagit et prend la parole dans une allocution télévisée. Il annonce vouloir « redonner le choix de notre avenir parlementaire par le vote » aux citoyens. Il dissout donc l’Assemblée nationale, selon l’article 12 de la Constitution qui lui en donne la possibilité. Des élections législatives anticipées sont organisées le 30 juin et le 07 juillet. Pour contrer la montée du Rassemblement National (RN), les partis de gauche allant des Socialistes au Nouveau Parti Anticapitaliste s’allient sous la bannière du Nouveau Front Populaire (NFP) afin de ne proposer qu’un seul candidat de gauche par circonscription.

Le Rassemblement National sort majoritaire à l’issue du 1er tour. Tous les autres partis mettent en place ce qu’ils appellent le « front républicain »: chaque député arrivé en 3ème position au premier tour dans une circonscription où le RN est en tête est censé se désister. Ce front républicain n’est pas appliqué dans toutes les circonscriptions mais son objectif est dans l’ensemble atteint puisqu’au second tour, le RN arrive 3ème (143 députés en comptant les dissidents LR) derrière le NFP (182 députés) et la coalition présidentielle Ensemble pour la République (168 députés), mais devant les Républicains (LR) (46 sièges). Bien que les députés NFP soient les plus nombreux à l’issue de ces élections, la majorité absolue (soit 289 députés) n’est obtenue par aucun groupe et l’Assemblée Nationale se trouve morcelée en quatre  blocs principaux. Gabriel Attal, Premier Ministre sortant, démissionne et son gouvernement est chargé d’expédier les affaires courantes en attendant la nomination d’un nouveau gouvernement.

“ Là n’est pas la question ”

Le NFP, qui a obtenu le plus de sièges, réclame de pouvoir former un gouvernement avec un Premier ministre issu de ses rangs. De très longues tractations sont menées à l’intérieur de la coalition pour trouver un futur chef de gouvernement et un nom finit par émerger plus de deux semaines après le second tour des élections : celui de Lucie Castets, haute-fonctionnaire à la mairie de Paris, proposée par le NFP au poste de Première Ministre. Le soir même dans une interview accordée à France 2, Emmanuel Macron répond à la question de savoir s’il allait nommer Lucie Castets à Matignon par : « Là n’est pas la question ». Il instaure par la même occasion une « trêve olympique », mettant fin à l’espoir de voir nommer un Premier Ministre avant la fin des JO, le 11 août. e président entame alors une longue série de consultations de représentants des partis politiques à l’Élysée – sauf les représentants du RN et de La France Insoumise (LFI) – pour espérer trouver le candidat idéal, selon lui, à Matignon. Il exclut définitivement de nommer Lucie Castets, arguant qu’elle ne parviendrait pas à obtenir de majorité à l’Assemblée nationale. Ce qui, explique-t-il, provoquerait un risque de renversement immédiat et donc d’instabilité. Le NFP décide donc de boycotter les consultations d’Emmanuel Macron. Marine Le Pen, en revanche, finit par être reçue.

Un gouvernement sous pression

Le 5 septembre, la France a enfin un Premier Ministre :Michel Barnier, négociateur du Brexit pour l’UE et plusieurs fois ministre sous les mandatures de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy. Il est issu du parti Les Républicains, qui est, rappelons-le, seulement la 4ème force politique à l’Assemblée nationale. Le NFP s’insurge contre cette nomination à laquelle le Rassemblement National, lui, ne s’oppose pas. Le 21 septembre, l’Élysée annonce la composition du gouvernement. Sur les 41 ministres ou secrétaires d’Etat nommés, 12 sont issus de LR, dont Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, connu pour ses positions ultra-conservatrices, 12 sont issus du parti Renaissance et deux seulement viennent de la gauche, les autres se répartissant entre différents partis du centre et de la droite. Emmanuel Macron est donc passé outre le résultat des élections législatives et a donné, in fine, au RN un pouvoir de pression sur le gouvernement Barnier, selon s’il vote ou non une motion de censure.

Un exemple qui récapitule les limites de la Vème République 

Ce long exemple permet de mettre en avant certaines limites de la Vème République.
Tout d’abord, la nomination d’un Premier Ministre issu du parti majoritaire à l’Assemblée nationale n’est pas une obligation, seulement une tradition républicaine. Le Président de la République nomme la personne de son choix à ce poste, selon l’article 8 de la Constitution.

Au risque d’une contradiction entre son souhait de vouloir redonner aux citoyens le choix de l’avenir parlementaire, et son refus de nommer à Matignon une personnalité représentant la coalition arrivée en tête au second tour. De plus, Emmanuel Macron se pose en « garant de la stabilité politique » (sic) dans un communiqué du 26 août 2024. Or, ce n’est pas son rôle. La juriste Marie-Anne Cohendet rappelle dans un entretien avec Mediapart que la Constitution donne au président un rôle de garant de la démocratie et du bon fonctionnement des institutions, un arbitre en quelque sorte. Si le gouvernement doit être renversé rapidement – comme cela aurait été le cas après la nomination de Lucie Castets – le président doit laisser faire et ensuite ré-intervenir.

Exécutif VS législatif ?

Le Président de la République semble disposer de plus en plus de pouvoirs, et devenir plus important que le Parlement. Cependant, dans la Constitution, la Vème République est définie comme un régime parlementaire, c’est-à-dire avec un équilibre entre les pouvoirs du cabinet ministériel et celui du Parlement, ainsi que de nombreux organes de régulation en cas de désaccord. Mais dans la pratique, depuis 1958 on a vu s’affirmer un régime présidentiel dans lequel le pouvoir exécutif, qui dispose d’une légitimité fondée sur le suffrage universel depuis le référendum de 1962, est plus difficile à renverser que le pouvoir législatif. De plus, il n’y a pas non plus de délai imposé pour nommer un nouveau chef de gouvernement, et durant tout ce temps, le gouvernement sortant, bien que démissionnaire, est toujours en exercice, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes.

Ministres VS députés ?

En effet, lors de ces élections anticipées, de nombreux ministres démissionnaires ont été élus députés, ce qui est permis. Cependant, à l’occasion des élections des députés aux postes clé (présidence et vice-présidence entre autres) de la nouvelle assemblée ils ont voté comme de simples députés (alors même qu’ils sont toujours ministres). C’est une atteinte à la séparation des pouvoirs et la Constitution ne dit rien concernant ce cas particulier, elle affirme juste dans l’article 23 que la fonction de membre du gouvernement est incompatible avec l’exercice d’un mandat parlementaire. De plus, un gouvernement démissionnaire est chargé de l’expédition des affaires courantes, et encore une fois, rien ne définit dans la Constitution ce qui relève des affaires courantes. Cette définition est laissée à l’appréciation du gouvernement. Par exemple, la nomination des haut-fonctionnaires à des postes stratégiques, comme les ambassadeurs ou les préfets (qui peuvent être opposés à la nouvelle force majoritaire à l’Assemblée) relève-t-elle des affaires courantes ? L’Assemblée nationale ne peut pas non plus déposer de motion de censure, puisque ce gouvernement a déjà démissionné.

Un autre élément de la Constitution fait débat : l’article 49, en particulier l’alinéa 3 qui permet d’engager la responsabilité du gouvernement et d’appliquer un projet de loi sans vote de l’Assemblée. Son usage est théoriquement limité, il ne peut être utilisé qu’une fois par session parlementaire. Sauf pour les lois budgétaires, où aucune limite n’est donnée. Or, sous les gouvernements successifs d’Élisabeth Borne, de nombreux projets de loi ont été présentés comme des modifications du budget afin de pouvoir utiliser l’article 49.3 sans restriction. C’est le cas de la réforme des retraites par exemple.

Un saut dans l’inconnu

Enfin, la situation que l’on connaît depuis la chute du gouvernement le mercredi 4 décembre plonge la Vème République dans l’incertitude. La motion de censure déposée par la gauche est la première à être adoptée à la suite de l’utilisation de l’article 49.3 par le Premier ministre. Michel Barnier devient donc le Premier Ministre le plus éphémère de la Vème République : tout juste trois mois. Il avait utilisé l’article 49.3 de la Constitution pour faire adopter le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale (PLFSS). Puisque la censure a été votée, le projet est abandonné. La France n’a donc toujours pas de budget pour l’année 2025. Si aucun gouvernement n’est nommé avant la fin décembre et qu’aucun projet de loi de budget n’est déposé, le président peut proposer une “loi spéciale” qui reconduit temporairement le budget de l’année 2024. Si cette loi est rejetée par les parlementaires, la situation est bloquée. Soit Emmanuel Macron utilise l’article 16 de la constitution (dont il sera question par la suite) pour imposer un budget par décrets, soit rien ne se passe et la France se retrouve dans un shutdown, c’est-à-dire qu’elle n’a aucun budget pour l’année 2025. Et là, personne, ni même les constitutionnalistes, ne savent ce qu’il se passera.

De solides garanties de démocratie

Le 19 juin 2024, Europe 1* s’empare de rumeurs politiques selon lesquelles Emmanuel Macron utiliserait l’article 16 de la Constitution en cas de grave crise parlementaire à l’issue des élections. Cet article permet au Président de la République d’obtenir les pleins pouvoirs en cas de crise majeure. La rumeur – assez vite démentie – est reprise par de nombreux médias. Ceux-ci reprochent à l’article 16 de ne pas être assez précis sur la définition de crise majeure et de représenter de ce fait une menace anti-démocratique Cependant, la Constitution précise bien les conditions d’obtention des pleins pouvoirs par le président. Les pleins pouvoirs ne lui sont attribués que “ lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate ”. Une crise parlementaire comme évoquée au-dessus ne remplit aucun des critères fixés, pas plus qu’une crise migratoire, argument qui pourrait être avancé par l’extrême-droite en cas de victoire présidentielle en 2027. Si certains articles de la Constitution sont sujets à débat sur leur interprétation, une institution est prévue pour trancher : le Conseil Constitutionnel. Il est composé de neuf juristes nommés par le Président de la République et par les présidents des assemblées parlementaires, et approuvés (ou non) par les députés et sénateurs. Au moins 60 députés et 60 sénateurs peuvent saisir le Conseil Constitutionnel avant la promulgation d’une loi pour savoir si elle est conforme ou non à la Constitution (contrôle a priori). Depuis 2008 un citoyen peut contester (contrôle a posteriori) devant le Conseil la constitutionnalité d’une loi promulguée à l’occasion d’un procès par une question prioritaire de constitutionnalité. Enfin, l’institution s’occupe des éventuels problèmes de respect de la Constitution dans le déroulement des élections législatives, sénatoriales, présidentielles et des référendums.

L’existence même du Conseil Constitutionnel constitue indéniablement un  garde-fous, et garantit tout de même l’État de droit – fondamental dans une démocratie.

* « Pleins pouvoirs”, modalités, histoire… Tout savoir sur l’article 16 de la Constitution française», Gauthier Delomez, Europe 1, 09/06/2024

Pierre Lacroute

Sources:

-”Sous la Ve République, un président terriblement puissant et complètement irresponsable”, Antoine Perraud, Mediapart [en ligne] 04/09/2024

– la Constitution de la Vème République sur le site du Conseil Constitutionnel

– « Après la nomination de Michel Barnier, une partie de la gauche dénonce dans la rue le « coup de force de Macron » », Laurent Telo,  Le Monde du 07/09/2024

-« Marine Le Pen dément s’être entendue avec Emmanuel Macron pour valider la nomination de Michel Barnier à Matignon », Le Monde du 06/09/2024

– “Choix du premier ministre : de gauche à droite, les 22 noms évoqués jusqu’à la nomination de Michel Barnier », William Audureau et Pierre Breteau, Le Monde du 05/06/2024

– « Vu de l’étranger. Michel Barnier « fait les yeux doux à Marine Le Pen » sur l’immigration « , Florian Mattern, Courrier International du 02/10/2024

– « Vu de l’étranger. Michel Barnier nommé premier Ministre : Comment le RN s’est posé en arbitre « , Florian Mattern, Courrier International du 05/09/2024

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