Une nuit avant Koupala (Nouvelle pour le concours d’écriture)

Chez les Slaves, le foyer est toujours considéré comme un lieu sécurisé. Les bons esprits les occupent et protègent les propriétaires contre les mauvais esprits qui rôdent dans les milieux hostiles aux campagnards superstitieux. Ce dualisme est d’autant plus marqué durant la nuit de Koupala [1] où ces esprits malveillants ont coutume de corrompre ceux qui allaient derrière la porte de leur habitats sauf, et le récit ci-présent nous en témoigne.

Stanislav, un adolescent âgé de seize ans, fut terriblement bouleversé par la mort de son ami d’enfance Denis. Malgré le déménagement soudain dans la ville de Novgorod du premier, ils avaient gardé contact et avaient passé du temps ensemble quand Stanislav venait pendant les vacances. C’est sa grand-mère qui lui avait annoncé cette nouvelle, en précisant qu’on avait vu Denis pour la dernière fois la nuit de Koupala un an auparavant dans la forêt en train de parler… A qui ? On ne le savait pas. Ses parents chagrinés disaient qu’il avait discuté avec les mauvais esprits, mais cette affirmation était jugée digne d’un campagnard peureux croyant aux contes de fées. Tout de même, Stanislav était curieux de partir à la quête de son ami alors que les feux de Koupala brillaient dans l’obscurité sylvestre.

Armé d’une hache et d’un couteau de combat, Stanislav piétinait sur les remparts abandonnés, délaissés durant cette nuit où le mystère voilait le village et ses alentours. A sa surprise, il perçut la silhouette de son ami à travers les arbustes d’épilobe. Denis gardait la même apparence que le jour de sa mort, mais ses yeux vert-émeraude étaient devenus étrangement ténébreux. Il expliqua qu’il était à jamais emprisonné dans la forêt, et seule la fleur de fougère qui fleurissaient uniquement cette nuit permettrait de briser la malédiction ancestrale. Stanislav le prit par la main et remarqua que la peau de son ami était glacée ! Mais cela ne l’empêcha pas de suivre Denis dans la recherche de la fleur de fougère.

Quand ils débusquèrent la plante sacrée, Denis se transforma en un vieillard excentrique habillé en manteau de feuilles de chêne. Stanislav comprit qu’il avait tombé dans le piège du Liéchi [2] en personne ! Mais il lui était impossible de fuir. Il sentait qu’il était en train de fusionner avec la forêt en elle-même alors que la fleur de fougère, tellement tentatrice, s’égarait dans l’herbe dense…

On n’avait plus revu Stanislav depuis la nuit de Koupala. Sa grand-mère, dévorée par le deuil, ne sortit qu’après le quarantième jour après la mort de son petit-fils pour rendre visite à la famille de Denis.

« Ah, ma pauvre Tatiana Ivanovna ! s’exclama la mère de famille avec compassion. Que le Christ soit avec Slava…

— Quel malheur… une larme brilla dans l’œil de la grand-mère. Déjà le quarantième jour après sa disparition… Il était tellement dégourdi, tellement charmant ! Le bon Dieu lui avait sûrement préservé un bel avenir. »

Le quarantième jour… Ce détail interpella le père de famille qui aiguisait tranquillement son couteau sur le banc d’à côté.

« Attends ma vieille, c’était pas pendant la nuit de Koupala que Slava était sorti ?

— Oui, si je me souviens bien… Mais tu sais, moi, j’y crois pas trop à ces vieilles légendes.

— Tu peux me juger de fou, mais je sais que durant la nuit de Koupala les mauvais esprits sont bel et bien présents ! Tu vois, avant la mort de Denis, je me suis disputé avec lui et je l’ai maudit sans le vouloir, qu’est-ce que j’étais bête ! Et après, après que l’inévitable est arrivé, j’ai rêvé de lui. Je le voyais dans la forêt en train de chercher la fleur de fougère pour se faire pardonner… puis il s’est fait enlever par le Liéchi. Comme mon enfant, cet esprit a été maudit jadis et ne pouvait plus retrouver le pardon des bons esprits. Il tentait ceux qui, dans le désespoir, allaient dans la forêt, et une fois qu’il les tuait, il prenait leur identité! Maintenant il a pris l’identité de mon garçon… Pourtant, je lui disais de ne pas sortir lors de la nuit de Koupala, mais il ne m’écoutait pas ! »

La grand-mère demeura sceptique à cette idée même suite à une telle révélation.

Un an plus tard, lors de la nuit de Koupala, elle fit un rêve où elle vit Stanislav au milieu de la forêt septentrionale en train de cueillir la fleur de la fougère. Puis le Liéchi, s’approchant par derrière, prit soudainement l’identité de Denis. La brume maléfique rampait sur le sol au fur et à mesure qu’il cheminait, si dense que le soleil s’éteignait, si putride que les feuilles tombaient des arbres, si noire que l’obscurité engloutissait la chaleur estivale de la Russie nordique. Stanislav, sentant une entité étrangère derrière lui, prit la fuite…

La grand-mère, essuyant les gouttes de sueur glaciale sur son front, réalisa qu’elle était prisonnière des songes sombres. La pièce où elle dormait dégageait un froid bizarre, pourtant on était en été. Puis, du coin de l’oeil, elle constata que la porte de la maison était entrouverte alors qu’elle l’avait fermé à clé la veille. La grand-mère crut entendre une voix d’enfant dehors. Prise d’angoisse, elle se dirigea vers la sortie.

Derrière la porte il y avait Stanislav qui tenait la fleur de fougère dans ses mains tremblantes. Lui aussi, il semblait terrifié. Il marmonnait quelque chose… La grand-mère sous les émotions tenta de serrer l’enfant dans ses bras, mais une sorte de mur de glace les séparait méchamment.

« Pardonne-moi, pardonne-moi d’être sorti la nuit de Koupala… murmurait Stanislav en avalant ses larmes.

– Bien sûr que je te le pardonne, mon garçon ! La grand-mère éclata en sanglots. Seulement reviens parmi nous…

– Je peux pas mamie, je peux pas, tant que j’ai pas été pardonné par le Domovoï [3]. Pour ça, je dois te transmettre la fleur de fougère. Elle seule, elle est capable de me délivrer de cette malédiction ! »

La grand-mère, désemparée, fut prête à tout pour délivrer Stanislav de son lourd fardeau. L’adolescent lui tendit la fleur de la fougère… Seul le pas de la porte les séparait [4]. Et tout d’un coup, la brume maléfique s’empara d’eux.

Trois jours plus tard, on enterra la grand-mère pas loin du village. C’était d’ailleurs une surprise pour certains villageois vu qu’elle était encore en bonne santé. Des rumeurs courraient à ce sujet, mais ceux qui pensaient posséder la clé de la vérité se taisaient, craignant la malédiction. En attendant, quelques chasseurs disaient qu’ils avaient vu la grand-mère derrière la porte de leurs isbas.

NB :

[1] Koupala, ou Ivan Koupala, est une fête paienne célébrant le solstice d’été. La légende dit que c’est le seul moment de l’année où on peut cueillir la fleur de fougère, une fleur offrant de multiples pouvoirs, notamment l’immortalité.

[2] Le Liéchi est l’esprit de la forêt. Souvent considéré comme maléfique, il aime jouer avec les gens qui vont dans la forêt en les embrouillant. Il est souvent un esprit maudit et il peut prendre de multiples identités, celles des animaux ou des humains.

[3] Le Domovoï est l’esprit gardant le foyer domestique chez les Slaves. Il aime jouer avec les propriétaires en égarant les objets. De nos jours encore les Russes ont coutume de dire « Domovoï , rends-moi ce qui m’appartient! » quand ils perdent quelque chose.

[4] En Russie, on considère que donner un objet sans avoir franchi le pas de la porte porte malheur.