Le deuil au 21ème siècle
« Aujourd’hui, j’ai rencontré mon père »
C’est ainsi que commence un message qu’a écrit en novembre 2014 l’un des utilisateurs du forum du jeu vidéo Elite Dangerous. « Aujourd’hui, j’ai rencontré mon père », dit-il.
« Mon père est mort en 2011, quand la compagnie Frontier a permis aux clients d’ajouter des noms de personnages dans la base de données, j’ai ajouté son nom. Aujourd’hui, en explorant un système, je suis tombé sur un Viper et je l’ai scanné. C’était son nom, dangereux et en ordre. Papa, j’espère te recroiser là-bas. »
Ce témoignage a déclenché une vague dans cette communauté, et en réponse, d’autres personnes ont confié que certains de leurs proches étaient aussi dans le jeu. Des parents, des frères, sœurs, ou des enfants disparus qu’ils avaient hâte de retrouver au hasard d’une rencontre dans l’Univers en ligne.
Cet événement n’est que l’un des nombreux visages que prend aujourd’hui le deuil. Nous sommes à une époque où une grande partie de notre vie est numérique, et des écrans nous accompagnent en permanence pour nous offrir des interfaces vers cet univers persistant où nous avons une bonne part de nos relations sociales. Beaucoup de couples se forment à travers ces interfaces, des contrats importants y sont signés, des décisions de vie y sont prises, et il est logique que la mort y ait un rôle aussi.
L’origine du deuil est peut-être aussi vieille que notre espèce et il était déjà pratiqué par Néandertal il y a des dizaines de milliers d’années. Il semble si intemporel que des modèles généraux ont été proposés comme les fameuses «Cinq phases du Deuil» de Kubler-Ross, cinq étapes que traverseraient la majorité des personnes qui subissent une perte importante. Mais ces modèles génériques sont aussi battus en brèches, car le deuil est aussi dépendant de notre culture. Nous ne gérons pas la perte de nos proches comme le faisaient nos ancêtres ou comme le feront nos descendants. Le processus par lequel nous acceptons le départ définitif d’un être cher évolue en fonction de notre société, de nos technologies, et des supports sur lesquels nous pouvons faire le deuil. Et les supports actuels sont principalement numériques.
Les jeux vidéos en sont un bon exemple. Dans les jeux, la mort est souvent la personnification de l’échec et elle est, à ce titre, incontournable. Parfois, c’est l’expérience de jeu entière qui tourne autour de ce concept, comme dans Dark Souls par exemple. Parfois, c’est le scénario même du jeu qui nous propose une expérience virtuelle de l’attachement, de la perte, et du deuil. C’est assez naturellement que de nombreux joueurs ont investi ce média pour adoucir leur chagrin. Comme l’explique Phil Owen, journaliste spécialisé dans le jeu vidéo, les jeux auxquels il a joué alors qu’il était à l’hôpital pendant les derniers jour de vie de son père, lui ont offert un réconfort qui était nécessaire. Des mois plus tard, rejouer à des vieux titres que son père lui achetait quand il était enfant lui ont permis de se souvenir de bon moments avec la personne disparue.
Les jeux permettent aussi de garder un contact avec le parent disparu, d’en conserver une trace, une mémoire. En juin dernier, un commentaire de la vidéo « Les jeux vidéos peuvent ils être une expérience spirituelle » témoignait d’une expérience personnelle très touchante .
« Quand j’avais 4 ans, mon père acheta une bonne vieille Xbox. Vous savez, la première, le gros bloc robuste de 2001. On a eu énormément de plaisir à jouer à toutes sortes de jeux jusqu’à ce qu’il meurt quand j’avais tout juste 6 ans. Je n’ai pas pu toucher la console pendant 10 ans… Mais une fois que je l’ai fait, j’ai remarqué quelque chose. On avait l’habitude de jouer à un jeu de course, Rally Sports Challenge, qui était vraiment excellent à l’époque où il est sorti. J’ai commencé à bidouiller un peu et j’ai trouvé un fantôme. Littéralement. Vous savez, quand il y a une course, le meilleur des tours est enregistré sous la forme d’une voiture fantôme ? Oui, vous avez deviné, son fantôme tourne encore sue la piste aujourd’hui. Et donc j’ai joué et joué, jusqu’à ce que je sois presque capable de battre le fantôme. Jusqu’à ce qu’un jour je le rattrape, le dépasse.. et je me suis arrêté juste devant la ligne d’arrivée, juste pour être sûr de ne pas effacer le record. »
Ce n’est pas un cas isolé, et d’autres situations de ce type ont été vécues par d’autres personnes via d’autres jeux vidéos. Mais gérer la mort d’un proche est une chose complexe,un acte qui est à la fois personnel et collectif, et l’univers numérique est un parfait exemple de cette ambivalence. Au début du mois de Mars, un membre du site web Reddit y déclarait que son frère, un passionné du jeu de rôle Skyrim, était mort tragiquement en 2013. Depuis, il visite régulièrement la partie pour voir les dernières images du jeu qui ont été vu par son frère. La sauvegarde de Skyrim a la même fonction que le fantôme de Rally Sports Challenge, elle donne un souvenir interactif de l’être cher. Mais le deuil ne s’arrête pas là, car le deuil est aussi un acte social. Certains membres de Reddit ont été émus par ce témoignage et ont créé un mod pour le jeu, ajoutant à l’univers de Skyrim un autel commémoratif à l’emplacement du personnage joué par le frère décédé. Aujourd’hui, de nombreux joueurs téléchargent ce mod et offrent des captures d’écrans de leurs personnages devant cet autel, en signe de soutien. Des personnes anonymes d’internet se sont souvent mobilisées en soutien au deuil.
Il y a ce père ayant perdu son fils, un jouer régulier de World of Warcraft, qui tente de connecter avec les parties de la vie de son enfant qu’il n’a jamais pu comprendre et qui essaye de jouer au jeu. Perdu devant la complexité de l’univers en ligne, il fait appel à la communauté qui réagit immédiatement en lui offrant des condoléances et de l’aide. Bref, le deuil se réinvente dans les jeux vidéos et sur internet et il prend des formes très variées.
C’est particulièrement le cas sur les réseaux sociaux, qui sont probablement l’endroit où la mort pose les questions les plus importantes. Qu’advient-il de votre identité numérique après votre mort ? Qui a accès à votre compte, à vos identifiants et à vos mots de passe ? Et surtout, vos proches et vos descendants vont-ils faire le deuil sur les réseaux sociaux ? C’est un sujet important, car aujourd’hui entre un quart et un tiers des humains vivants ont un compte sur un réseau social. Depuis la création de Facebook, au moins 30 millions de personnes qui y avaient un compte sont mortes. Nous sommes tous appelés à mourir, et à subir la perte de nos proches. Beaucoup d’entre nous découvriront cette perte à travers un écran, et se remettront de cette perte à travers un écran. Face à ce constat, le développement des logiciels change et s’adapte à la mort des utilisateurs, ce qu’on appelle la thanatosensitivité. Prendre en compte la mort de l’utilisateur dans le cahier des charges, faciliter la tâche des membres de son cercle intime lorsqu’ils devront rassembler les traces de sa vie en ligne. Par exemple, Facebook permet maintenant de transformer le compte d’un proche en compte commémoratif, un espace numérique où se rassembler et se recueillir, et de nombreux autres sites web comme i-tomb ou Mémoire des vies proposent des espaces en lignes pour entretenir la mémoire de personnes disparues.
Nous vivons dans une époque qui a été chamboulée relativement récemment par l’arrivée des ordinateurs dans tout les foyers et des connexions internet permanentes. Notre pratique sociale s’ajuste, plus ou moins, à ces changements, et à des rituels aussi importants et aussi traditionnels que le deuil s’adaptent petit à petit. Enfin, si les supports numériques peuvent nous aider à accepter la perte, ils peuvent également nous aider à préparer notre propre disparition. Des applications ou des sites comme If i die, MyWonderfulLife, Liveson ou Deadsocial proposent des services pour envoyer des derniers messages Facebook ou tweeter posthumes à nos proches ou organiser ses funérailles en ligne.
Le mois dernier, un utilisateur d’Imgur (Jorge Adkins) écrivait dans un article intitulé « Mon dernier jour sur Terre » qu’il était atteint d’un cancer du cerveau et qu’il ne lui restait que 24 heures à vivre, avant d’être débranché des machines qui le maintenaient en vie. Dans ce court témoignage, il remerciait la communauté pour les bons moments qu’elle lui avait offert pendant une période de maladie qui a duré plusieurs années et il préparait ainsi son propre départ de la communauté. Ce message est la nécrologie numérique d’une personne dont la vie sociale a été essentiellement numérique. Mais l’exemple le plus touchant, la plus belle utilisation d’un jeu pour dire au revoir, a été rapporté en décembre 2005 par un internaute coréen.
« Il y a environ deux ans, j’ai acheté le jeu Animal Crossing. C’était amusant au début et mon frère et moi y avons joué pendant un mois, puis nous nous en sommes lassés. J’ai souvent essayé de convertir mes parents aux jeux vidéos et je me suis dit qu’Animal Crossing serait suffisamment simple pour qu’ils s’y mettent. J’ai aidé ma mère a créer une maison et elle est rapidement entrée à fond dans le jeu. Enfant, elle avait contracté la polio, et à présent elle souffrait de sclérose en plaques. La plupart du temps, elle restait cloîtrée à la maison, sauf à de rares occasions pour aller à l’église ou faire des courses. Passer toute la journée dans un fauteuil roulant l’ennuyait, alors le réconfort que lui procurait Animal Crossing était assez stupéfiant. Elle passait tellement de temps à jouer que ça commençait à ressembler à une obsession. Elle jouait tellement que toute la famille la taquinait à ce sujet. Elle a remboursé sa maison dans le jeu, elle a collectionné tous les fossiles, ect… Chaque fois que je la voyais jouer, j’étais étonné qu’elle s’y intéresse encore… mon frère et moi avions cessé de jouer depuis longtemps. Son état a progressivement empiré, et un jour elle a fini par cesser de jouer. Elle est décédée il y environ un an.
J’avais oublié Animal Crossing, je n’y avais pas joué depuis un an et demi. Mais aujourd’hui je suis retourné au village, pour voir… L’herbe avait poussé, les villageois m’ont demandé où nous étions passés, ma mère et moi. Et puis, j’ai ouvert ma boite aux lettres. Elle était pleine de lettres avec des cadeaux, tous envoyés par ma mère. Ses lettres étaient un peu toutes les mêmes. Je pense à toi. Je me suis dit que ce cadeau te ferai plaisir. Bisous, Maman. Alors que j’avais cessé de jouer, elle continuait a m’envoyer des cadeaux. Je me revois me moquer d’elle, qui continuait à jouer alors qu’elle avait fini le jeu, et je réalise maintenant qu’elle passait son temps à m’envoyer des cadeaux. On pourra dire que c’est de la sensiblerie, mais je suis encore impressionné de la manière dont ça m’a affecté. Montrez à vos parents à quel point vous les aimez tant que vous le pouvez encore. »
Nous découvrons à tâtons comment adapter des pratiques comme le deuil à notre mode de vie numérique et c’est une expérience que de nombreuses personnes sont menés à vivre, et il me semble qu’il est important d’en être conscient.
Sedilesu Guillaume