Interview : Le théâtre face au confinement
Depuis un an, nous faisons tous face à une crise sanitaire sans précédent. Nombreux sont ceux qui en pâtissent et la culture, pourtant essentielle, n’y échappe pas. Nous sommes allées à la rencontre de Muriel Mayette-Holtz, directrice du Théâtre National de Nice, pour en savoir plus sur la vie du TNN pendant cette crise sanitaire : comment traverse-t-il la période actuelle ? Comment se réinvente-t-il ? Quels sont ses projets pour la suite ?
Vous avez pris vos fonctions au TNN en octobre 2019, mais depuis un an, rien ne se passe comme prévu, comment faites-vous face à la situation ?
MMH Grace à la création. Quand on est créateur, artiste, toute difficulté est motivante, toute contrainte permet de réagir et en réagissant on est plus constructeur. Mais ce qui me manque le plus, et je ne peux pas le nier, c’est le rendez-vous avec le public. On a donc inventé des rendez-vous en extérieur pour prolonger le contact, l’échange. Le fait que les théâtres soient fermés est une grande douleur et surtout un sentiment d’injustice parce que c’est avant tout une grande école de la vie.
Comment fait-on vivre un théâtre fermé au public ?
MMH Le public ne connaît pas très bien nos métiers et nos métiers se pratiquent « à combustion lente », c’est-à-dire que pour mettre en scène un spectacle il faut une équipe artistique, la réunir autour d’un projet déjà mûr, il faut un point de vue dramaturgique, travailler sur les maquettes de costumes, de décor…tout cela avant d’accueillir les acteurs. D’ailleurs, je travaille en ce moment sur un projet de mise en scène d’une trilogie de Goldoni qui s’appelle « Les amours de Zelinda et Lindoro »: je répète depuis début mars et la première représentation n’aura lieu que le 10 mai. Il faut donc plusieurs mois pour arriver à la maturité d’un projet. Nous sommes donc en répétition depuis une année sur des spectacles qui n’ont pas encore trouvé leur public mais qui le trouveront le jour où on pourra rouvrir. Nous sommes aussi sur des projets avec les scolaires comme « Lettres à mon père »qui permet d’écrire une lettre imaginaire à un père puis de mettre en voix les sentiments exprimés dans une lettre. Il y a donc tout un travail sur l’oralité : à quoi sert de partager oralement une pensée ? Comment s’épanouir et lutter contre la timidité ? La crise sanitaire nous a incité à produire des programmes spécifiques et on a fait une toute une collection de vidéos, avec tout un travail pour la vidéo, pas enregistrer le spectacles-plateaux mais faire des programmes l’instrument- caméra et notamment sur les passings pour la voix, les zooms sur les grands personnages, le journal des lecteurs, sur un voyage à Nice qui s’appelle »Promenades », etc.
Quels sont les projets du TNN depuis qu’il est « fermé » ?
MMH En plus de tout ce que je viens de vous citer, nous avons déprogrammé tout ce qu’on a programmé. Ça a l’air simple de le dire, mais c’est en réalité très compliqué à faire parce que il faut parfois reporter les spectacles pour que les artistes ne se trouvent désarmés, désolés, et il faut rembourser le public, il faut retrouver des dates, il faut retisser une autre programmation pour la saison prochaine sans savoir dans quelle condition on retrouvera le public. Donc on passe énormément de temps à tricoter, détricoter, re-tricoter, parce que les programmations s’organisent très longtemps à l’avance. Par exemple, pour le Goldoni que je suis en train de monter, il y a 12 comédiens. 6 font partie de la troupe du TNN mais 6 autres non. Si je change une date au mois de mai, il faut que je trouve une date qui convienne aux 12 : c’est un casse-tête terrible !
Que pensez vous de l’initiative de Robert Plagnol qui joue « La femme de ma vie » en direct à 21h sur zoom tous les soirs ?
MMH Je pense que tous les programmes que l’on fait, dédiés à la caméra, c’est à dire pour la caméra, sont les meilleures des initiatives. Je suis pour qu’on enregistre les spectacles pour la mémoire de l’évolution de la mise en scène, pour la mémoire des spectacles et même si je crois que, comme disait Jean Genet, qui est un grand dramaturge français décédé maintenant, et que vous ne devez sûrement pas connaître, l‘idéal d’une représentation au théâtre ce serait de la répéter 9 mois, pour tout ce que ça a de symbolique, comme le temps d’avoir un enfant (c’est à peu près le temps qu’on met entre le début du projet et la fin de sa réalisation finale) et puis de ne la jouer qu’une fois ; et tous ceux qui l’auraient vue, seraient tellement émerveillés qu’ils la raconteraient aux autres et tout le monde l’aurait vue ainsi. » C’est-à-dire graver les spectacles dans la mémoire parce que le présent dans les spectacles ne peut pas être remplacé par la caméra. Donc, oui, faire des programmes dédiés avec l’instrument caméra qui est un autre instrument de travail que le plateau, mais en revanche penser qu’on peut remplacer ce rendez-vous par les écrans, ma réponse est non. Parce que déjà le théâtre aide à sortir de l’espace fictionnel, nous sommes contraints de plus en plus la journée entre vos ordinateurs, vos jeux sur ordinateur, les films sur ordinateur et les téléphones, et donc le théâtre c’est le contraire : c’est se voir, comme on se voit là aujourd’hui.
Vous avez mis en place de nombreux projets à destination des scolaires, pourquoi ?
MMH Parce que comme je l’expliquais précédemment c’est une grande école de la vie dont on a un peu oublié la puissance. Je vais vous raconter une histoire : un jour, on faisait un spectacle contemporain, il y avait une petite fille qui avait votre âge avec laquelle on parlait du spectacle qu’elle venait de voir et elle me dit « mais ils disent merde » ; « Oui, c’est vrai, et alors ? » lui dis-je, et elle me répond : « On ne dit pas merde« , je lui dis : « t’as raison, mais toi tu le dis pas ? » Elle me dit « oui, mais quand je le dis je ne sais pas que je le dis« . Je vous laisse méditer sur cette réflexion tout à fait pertinente : dans la vie on parle, on ne se rend pas compte qu’on échange, puis d’un coup sur un plateau tout ce qu’on dit prend de l’importance et c’est l’occasion de pouvoir voir ce que l’on vit parce qu’il y a une distance, parce qu’on sait qu’on le fait pour de faux, on le fait aussi pour s’amuser et on le fait aussi dans un rapport émotionnel, joyeux ou triste, mais très très fort. Et tout ce qu’on dit, même un petit « merde » qu’on pourrait lâcher sans s’en rendre compte, d’un seul coup c’est une injure, c’est un mot qui ne se dit pas, on lui donne toute cette puissance et c’est pareil pour toute la langue française, dire « je t’aime » sur un plateau, c’est magique comme une grande histoire d’amour.
Le TNN est occupé depuis le 15 mars, que pensez-vous de cette occupation ? Est-ce une initiative que vous soutenez ?
MMH C’est un excellente question. Je soutiens bien entendu les revendications pour protéger les artistes et les intermittents. Pourquoi ? parce qu’on imagine souvent qu’avec le système des intermittents on donne de l’argent aux artistes alors qu’ils ne travaillent pas, mais ce n’est pas du tout ça, car un artiste, un musicien, un comédien, il n’est payé que lorsqu’au moment où il joue, mais tout ce travail d’attente est un vrai travail ! Un musicien, un danseur, un comédien, il ne peut pas donner le meilleur de son art s’il ne s’entraine pas. Protéger l’intermittence, ça veut dire protéger et donner de l’importance à ces métiers, qui sont des métiers qui se travaillent beaucoup en coulisse. Donc sur ce sujet-là, ma réponse est oui. Sur la question de la fermeture des théâtres aujourd’hui, honnêtement je ne le comprends pas, même si je ne me sens pas déconnectée de la réalité, de la crise sanitaire, mais vous voyez, ici l’espace est grand, il est beaucoup plus grand et vaste et protecteur que vos salles de classe. Je ne comprends pas qu’on ne puisse pas avoir ce rendez-vous qui me semble la possibilité de s’échapper à l’enfermement auquel nous contraint cette crise. Après je ne suis pas d’accord avec le message qu’on envoie d’occuper un théâtre qui est déjà fermé, mais c’est une tribune, une tribune qui s’est généralisée, et je la cautionne dans le sens où j’aurais préféré que tous ensemble, avec tous les théâtres de France on ouvre en se disant « le 1er juin, j’ouvrirai mes salles », ç’aurait été une révolution plus intéressante pour porter cette revendication que l’envahissement d’un théâtre qui est déjà fermé, ce qui n’embête pas grand monde. Pour finir, je dirais qu’après se greffe sur ces revendications toutes les fragilités de la société et la ça devient un sujet beaucoup plus politique qui ne me concerne pas directement et qui ne sont pas des sujets que j’ai à porter en tant que directrice d’un CND.
L’actuel bâtiment du TNN va être détruit, le théâtre ré-ouvrira dans le vieux-Nice, comment envisagez-vous ce nouveau lieu ?
MMH Ça fait partie des travaux qui m’occupent beaucoup, car ça prend beaucoup de temps d’imaginer une salle qui soit mieux, contemporaine, adaptée à nos contraintes, qui soit une attente du public, je travaille beaucoup avec les architectes. Ouvrir un théâtre aujourd’hui c’est magique, c’est un temple de la culture, de la parole et de l’émotion et donc j’aurais l’occasion d’en ouvrir deux dans les prochaines années et ça c’est extraordinaire. Mais comme tout déménagement c’est épuisant, ça change nos habitudes, il faut communiquer, être pédagogique, on est hors les murs pendant un temps, il faut tenir le moral des équipes au beau-fixe, ce n’est pas toujours simple, mais c’est pour un beau projet, c’est construire pour mieux, mais c’est mieux, tant qu’il n’est pas là, est un peu abstrait, mon travail est de l’expliquer. Le théâtre des franciscains est une ancienne église du XIIIe siècle, ça sera magique, on est dans la beauté, et le théâtre doit être un temple de la beauté.
Par Zeynabou et Mata