INTERVIEW / Nadia Henni-Moulaï
Nadia Henni Moulaï est journaliste, auteur, entrepreneur (Fondatrice de MeltingBook, Directrice de la publication et des Éditions MB). Dernièrement elle a écrit un livre, « Un rêve, deux rives » paru aux éditions Slatkine et Cie, qui raconte la trajectoire de son père entre l’Algérie colonisée, où il est né, et la France, où il va mener sa vie avant et après l’indépendance de l’Algérie en 1962.
Nous nous sommes entretenus avec elle pour parler du 60ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie et faire un point sur cette histoire que nous connaissons mal, nous collégiens.
Nadia, vous êtes l’auteur d’un récit autobiographique sur votre père, « Un rêve deux rives », pourquoi avoir écrit ce livre ?
J’ai toujours senti que mon père avait eu une vie romanesque, qu’il avait vécu énormément de choses, que sa vie était pleine de rebondissements. Sa trajectoire s’est effectuée à travers la grande Histoire, il a connu de nombreux événements historiques importants. Il est né dans l’Algérie colonisée en 1925, puis il est arrivé en France en 1948, juste après la seconde Guerre Mondiale. Ensuite il va vivre la guerre d’Algérie mais en France. Puis toute l’histoire de l’Algérie contemporaine après l’indépendance. J’ai trouvé que sa trajectoire, qui est donc aussi ma trajectoire familiale, était intéressante parce qu’elle raconte aussi en toile de fond l’Histoire avec un grand H.
Pouvez-vous en quelques mots expliquer la guerre d’Algérie à des collégiens comme nous ?
La guerre d’Algérie est un conflit qui éclate le 1er novembre 1954 et qui va se terminer en 1962 avec les accords d’Evian qui sont signés le 18 mars. C’est en 1830 que la France, alors empire colonial, conquiert l’Algérie. La conquête se fait dans la violence. L’Algérie est divisée en trois départements et elle constitue une colonie de peuplement, c’est-à-dire qu’on fait venir un maximum de personnes de France pour pouvoir prendre possession de cette terre. Le code de l’indigénat* est mis en place, les populations sur place sont dépossédées, les injustices et les inégalités pour les autochtones sont nombreuses, notamment dans l’accès à la citoyenneté, dans l’accès au travail. Vivre sous la domination coloniale va progressivement faire monter un sentiment d’injustice qui va être exacerbé au fil du temps et donner naissance au nationalisme*.
Le 8 mai 1945 alors que la France célèbre la Libération, des manifestions éclatent en Algérie, la France n’ayant pas tenue les promesses faites aux indigènes (notamment des droits civiques s’ils participaient à la guerre). La répression est violente, on estime qu’il y a eu autour de 200 000 morts. Peu à peu les Algériens vont penser à l’indépendance. Le déclenchement de la guerre ce sera le 1er novembre 1954 avec ce que l’on appelle « La Toussaint rouge », une série d’attaque dans tout le territoire algérien.
Pourquoi 60 ans après la question de l’Algérie est encore un sujet délicat en France ?
L’indépendance de l’Algérie a entraîné le départ de milliers de personnes, que ça soit des pieds noirs* des harkis*. Parmi eux, il y a des gens qui ne sont absolument pas d’accord, ils ne veulent pas la fin de l’Algérie française, ils la considèrent comme leur terre, parce qu’ils y sont nés aussi. C’est une réalité, il faut le dire, ils n’ont connu que ça, leur vie est en Algérie. Ce départ va se faire dans la douleur.
L’Algérie était vraiment un bout de France qu’on a le sentiment de perdre.
Les autorités françaises ne vont d’ailleurs jamais parler de « Guerre d’Algérie » parce que cela voudrait dire qu’en face il y avait un état, or à cette époque on ne considère pas l’Algérie comme un état, on parle donc des « événements d’Algérie ». Ce n’est qu’au début des années 2000 que les autorités françaises vont enfin lâcher le terme de « guerre », cela montre bien le traumatisme que ça représente. C’est également au début des années 2000, seulement, que l’on apprend que l’État français, par le biais de l’armée, a pratiqué la torture en Algérie, ce qui n’est pas vraiment digne d’une grande nation éclairée comme la France.
Aujourd’hui, le président, Emmanuel Macron, parle beaucoup de ce qu’on appelle « la réconciliation des mémoires » car cette expérience n’a pas été vécue de la même manière dans les deux camps. Dans ma famille -je suis issue d’une famille d’algériens autochtones-, la guerre d’Algérie, la libération, l’indépendance, cela est vu comme une révolution et comme une très bonne chose. De l’autre côté de cette histoire il y a des français dont les parents ou les grands-parents ont vécu cette histoire de manière très douloureuse, très injuste aussi. Ces perceptions différentes créent des crispations dans la société française. Aujourd’hui c’est un sujet politique délicat car il faut faire attention à ne pas froisser les uns et les autres, c’est un travail d’équilibre.
On entend beaucoup parler de « réconciliation des mémoires », de quoi s’agit-il ?
La « réconciliation des mémoires », il me semble que c’est du temps politique, parce que finalement quand vous sortez dans la rue, quand vous interagissez avec des gens, on peut être une fille d’un militant du FLN, on peut être enfant d’un juif d’Algérie ou d’un harki, on peut discuter calmement, les gens ne se font pas la guerre.
Qu’est-ce que c’est la mémoire ? La mémoire, ce sont les récits des familles, ce sont ce que les familles se racontent. Ce ne sont pas les mémoires qu’il faut réconcilier, ce qu’il faut réconcilier c’est l’Histoire et la République Française avec ce qu’elle a été à un moment donné, c’est ça qu’il faudrait réconcilier.
En revanche, il y a aussi une exigence de vérité à avoir, or on n’a commencé à parler plus souvent de ce sujet que depuis la fin des années 90 et le début des années 2000. Le président Macron avance à petits pas dans cette réconciliation, il essaye de faire bouger des choses, il aimerait par exemple ouvrir les archives de la guerre qui sont classées secret-défense, mais il se heurte à l’État profond qui est frileux à cette idée.
Il a par exemple reconnu la responsabilité de l’État français dans la mort du mathématicien Maurice Audin, un enseignant communiste qui vivait à Alger, enlevé et assassiné pendant la guerre, ainsi que dans celle de l’avocat Ali Boumendjel, un militant de la cause indépendantiste algérienne.
Il a fait un certain nombre de petits pas vis-à-vis des harkis qui jusque-là avaient été très maltraités par la France. Il est le président français qui a le plus fait bouger les lignes, peut-être parce qu’il n’appartient pas à cette génération prisonnière de la guerre d’Algérie. Il a envie de passer à autre chose et de libérer le débat public français qui est empoisonné par la colonisation.
Il faut se rappeler qu’environ 9 millions de français aujourd’hui sont liés plus ou moins directement à cette histoire les enfants ou petits-enfants de pied-noir ou de harkis. C’est donc une réalité dans la société française.
Justement, le président de la république a demandé un rapport à l’historien Benjamin Stora spécialiste de cette question : que dit ce rapport ?
Il dit beaucoup de choses (rires) !
Il fait justement des préconisations sur la façon d’apaiser les mémoires. Il recommandait par exemple la reconnaissance de la responsabilité de la France dans l’assassinat de Maurice Audin. Il préconise d’ouvrir les archives. Les actions d’Emmanuel Macron depuis l’année dernière s’inscrivent dans le sillage de ce rapport.
Le rapport Stora préconise d’accorder une plus grande place à l’histoire de la France en Algérie et de généraliser cet enseignement à l’ensemble des élèves. Vous êtes d’accord avec ça ?
Près de 10 % de la population française est concernée par cette histoire. Il y a des contradictions entre le récit républicain, les valeurs de la France et certains de ses agissements dans le passé, cela favorise l’émergence de malentendus. Il faudrait que cette histoire soit enseignée de manière factuelle, scientifique, qu’on apprenne aux jeunes à prendre du recul, cela passerait mieux, il n’y aurait pas ce sentiment que tout ça est caché. Je pense que gérer les contradictions de son pays, cela doit se faire de manière transparente. La France doit assumer ce qu’elle a été, si elle n’assume pas, elle continue de faire vivre une sorte de mythe qui peut être vu comme un mensonge et, ça, ce n’est jamais bien pour créer des citoyens équilibrés et patriotes.
Propos recueillis par N., Y. et B.
LEXIQUE
Code de l’indigénat : ensemble de réglementations qui permettent aux administrateurs des colonies d’appliquer des peines diverses (prison, amendes) aux autochtones, sans procès.
Nationalisme : mouvement politique qui revendique pour une nationalité le droit de former une nation.
Pied-noir : immigrants qui sont arrivés en Algérie française au cours des 19ème et 20ème siècles, composés majoritairement de français mais aussi d‘espagnols, d’italiens, dans le cadre du projet de peuplement de l’Algérie. Les générations suivantes sont nées et ont grandi en Algérie.
Harki : Algériens autochtones qui ont fait le choix de la France au moment de la guerre, ou qui ont été plus ou moins contraints de collaborer avec l’armée française. Ils sont considérés comme des traîtres par les algériens.
OAS : Organisation de l’Armée Secrète, créée en 1961 par les ex-généraux Salan et Jouhaud.
C’est une organisation politico-militaire qui va s’opposer au général de Gaulle favorable à l’autodétermination de l’Algérie.
FLN : Front de Libération Nationale, c’est une branche composée de jeunes algériens nationalistes agacés par l’immobilisme des nationalistes. Ils sont partisans d’une lutte armée, ce qui va être à l’origine d’une scission au sein des nationalistes algériens. Le FLN est considéré comme une organisation terroriste en France.