Chronique littéraire initialement enregistrée en juin 2020 et publiée aujourd’hui sur Radio Thierry Maulnier à écouter également ici:
Oyez, Oyez, cher lecteur, chère lectrice, amoureux des mots ou brebis égarée, je te souhaite la bienvenue sur cette nouvelle édition de Libri Chronique !
Après une brève émission consacrée à une œuvre moderne, je te ramène en douceur sur des rivages littéraires plus classiques, pour évoquer un roman qui ne te dira, à coup sûr, rien du tout, et qu’il est pourtant enrichissant de découvrir… Aujourd’hui nous parlons de la violence des passions amoureuses et familiales, d’un tumulte bref, passager, mais dévastateur, qui est selon moi l’une des plus belles réussites de son auteur. Aujourd’hui je te parle d’Une Page d’Amour, un roman d’Emile Zola.
Une Page d’Amour, paru en 1878, est le huitième tome de la très illustre série des Rougon-Macquart, et aussi et surtout, l’un des plus méconnus ; pour la raison, d’ailleurs, très simple, qu’il se situe, d’une part, entre l’Assommoir et Nana, tous deux bien plus frappants par leur violence et par leurs dénonciations, et d’autre part, parce qu’il s’agit justement de l’une des œuvres de la série les moins critiques et déchaînées contre la société dont Zola est le contemporain. Ce dernier avait peur d’ennuyer le lecteur avec ce roman qu’il avait pensé comme une sorte de pause en « demi-teinte », le calme avant la tempête ; plus doux, presque comme un rêve… néanmoins, Une Page d’Amour, quoique moins cru que la plupart des autres œuvres de Zola, reste d’une puissance tragique rare, aussi admirée que critiquée par la communauté littéraire française.
L’histoire se déroule à quelques kilomètres de Paris, dans une petite ville, microcosme relativement fermé, où Hélène Grandjean, veuve et mère de Jeanne, une petite fille malade, vit dans une retraite tranquille. Lors d’une crise nocturne de la petite Jeanne particulièrement brutale, Hélène est secourue par son voisin, le docteur Deberle, mari et père, pour qui elle va nourrir un zèle amoureux dévorant. La passion soudaine qui jette la jeune et douce Hélène au bras du Docteur Deberle fait des ravages, en particulier chez la petite Jeanne, qui, terriblement jalouse et possessive, ne supporte pas de voir sa mère auprès de quelqu’un d’autre qu’elle…
Les thèmes abordés par Zola dans la plupart des autres tomes des Rougon-Macquart se profilent toujours ici, notamment l’hérédité de la maladie de Jeanne, la société bourgeoise, et bien sûr, élément très important, Paris. Toutefois, à mes yeux, la force de ce roman est beaucoup plus subtile : elle habite le style, qui transforme une histoire d’adultère en déchaînement. On ne voit pas couler le sang des personnages mais les coups infligés, les souffrances, sont tout aussi profonds que s’ils étaient gravés à même la chair ; la structure est étudiée et précise : cinq parties de cinq chapitres chacune, un tableau mouvant de Paris comme reflet des émois, des descriptions sublimes, des personnages complexes, intransigeants, aiguisés comme des lames… Une Page d’Amour m’a donné l’impression de flotter dans un rêve permanent, d’habiter l’un de ces paysages froids et bleus de Monet, de voir Paris changer sous mes yeux, en sentant les personnages vibrer directement sous ma peau. C’est un roman qui porte bien son titre : une page qui se tourne, aussitôt qu’elle est amorcée…
Alors, Une Page d’Amour, me demanderas-tu, lecteur zélé ? Un immense oui, pour se languir de passions mouvementées et… surtout de beauté.